Le muntu, l’intellectuel et la philosophie africaine – Fabien Eboussi Boulaga

Fabien Eboussi Boulaga est une intelligence africaine peu connue.

Titulaire d’une licence de théologie obtenue à l’Université de Lyon, docteur en philosophie puis en lettres, il fut enseignant à Abidjan, puis professeur à l’Université de Yaoundé. Il est ordonné prêtre en 1969 et incorporé dans la compagnie de Jésus en 1973. Il se fait remarquer par ses prises de positions notamment dans la publication du Bantou problématique en 1968, et par ses prises de position théologiques, notamment dans La démission en 1974 qui provoqua un tollé dans les milieux ecclésiastiques ; en effet, le document appelait au départ organisé des missionnaires. Trois ans plus-tard, il publie La Crise du Muntu qui se penche sur les questions d’authenticité et de tradition très en vogue dans les années 1970.

En 1980, il décide de quitter les Jésuites et demande son retour à l’état laïc ; ce départ de la vie sacerdotale et religieuse vient à la suite d’une réflexion bien murie et nourrie : en effet Eboussi affirme avoir « perdu la foi » dès 1969. Il publie une année plus tard Christianisme sans fétiche. C’est une critique des prétentions dogmatiques et métaphysiques du catholicisme en contexte colonial. Il s’engage dans les années 1980 dans des associations de défense des droits de l’homme. Il publie des ouvrages, d’abord sur la théologie, puis sur la politique. Depuis 1994, il est professeur de l’Institut catholique de Yaoundé.

L’humain, le Muntu, les droits humains, la religion, la démocratie: Il est question de tout cela, et davantage, dans cet interview du professeur Eboussi Boulaga, réalisée à Yaoundé.

Quelques verbatims extraits de l’entretien.

Sur les droits humains

On ne peut pas ne pas adhérer aux droits humains, dans le contexte où l’on croit qu’ils peuvent servir à atténuer les dictatures et les violences. Mais en même temps, les droits humains peuvent devenir un catéchisme qui n’est que l’expression de l’hégémonie occidentale qui en fait quelque chose qu’elle semble posséder, comme par nature, héritage ou droit historique, pour faire la leçon à tous les autres.

Sur la socialisation

Dire socialisation, c’est se référer à certains des processus essentiels qui transforment l’homme primate en humain. On le socialise en lui donnant le statut d’une personne qui pourra ensuite prendre sa part à la gestion de la collectivité et au final à transmettre un héritage de lui-même. La socialisation va de pair avec la personnalisation, la sexualisation et la civilisation, en tant que collectivité d’humains.

Sur l’intelligence

L’intelligence est une valeur et donc ça se choisit, et ça se mérite. Ce n’est pas quelque chose qu’on vous confère de l’extérieur. L’Afrique n’a pas d’intellectuels, parce que l’Afrique ne considère pas l’intelligence comme valeur à égalité avec la richesse et la puissance. Il n’y a pas une valeur unique suprême. C’est cela l’humanité: On est homme si, à la fois, on conjugue l’intelligence, la richesse et le pouvoir, et la capacité de permettre à un groupe de vivre au niveau de son humanité.

Sur la pensée critique

La pensée critique n’est pas un luxe. Ne nous dites pas : « la philosophie est un luxe, on doit d’abord manger ». Si vous voulez d’abord manger et penser ensuite, vous risquez de ne pas manger du tout, vus risquez de crever de famine, de maladie, etc…

Sur le témoin radical

Le témoin radical est celui qui nous dit que toutes les belles institutions, tous les beaux discours, tous les idéaux, peuvent échouer et peuvent converger vers l’écrasement de gens qui ne les connaissent plus que par leurs souffrances. La souffrance humaine individuelle est devenue la pire de tous pour juger de la qualité des offres politiques, religieuses et autres.

Sur sa revue Terroirs et l’entreprise collective

La revue Terroirs une entreprise collective qui a voulu échapper, non pas aux obstacles d’une distribution ou d’un management soumis aux impératifs de l’économie mais à l’esprit de dépendance. Et donc être le résultat de l’apport de ceux qui sont partie prenante de cette aventure. Il ne faut pas que nous finissions par être ceux qui cherchent des financements de façon indiscriminée. C’est le danger le plus menaçant pour l’esprit. L’esprit de ce projet veut être une illustration, une réalisation de la volonté de payer de nous-mêmes ce qui est important pour nous. Voilà la contradiction à laquelle nous sommes confrontés. Nous voulons une initiative, nous voulons une liberté de penser et nous savons que nous la perdons quand nous devons l’ajuster aux forces et aux puissances qui vont nous financer.
C’est ainsi que la revue Terroirs est la métonymie de l’Afrique. Elle ne peut vivre que si elle se prend en charge. Si elle ne se prend pas en charge efficacement, elle va vivoter et disparaître.

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