Interview initialement publiée, le 8 avril 2015, par l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).
Le jeudi 23 mars, les shebabs de Somalie ont attaqué l’université de Garissa faisant 148 morts. Presque un mois jour pour jour après avoir prêté allégeance à Al-Qaïda et avoir menacé d’attentats des centres commerciaux occidentaux (vidéo du 22 février), cette attaque au Kenya témoigne-t-elle de la volonté des shebabs d’affirmer leur force de frappe ?
SN: Cette attaque vise principalement à déstabiliser le dispositif de sécurité mis en place par le gouvernement kenyan. Le groupe terroriste a certes fait allégeance à Al-Qaïda mais cette attaque est surtout une façon pour les shebabs de montrer au gouvernement central kenyan que les initiatives qui ont été prises pour endiguer leur montée en puissance en Somalie et par la suite au Kenya ne peuvent en aucune manière les empêcher de conserver une capacité de nuisance. Il faut rappeler que depuis que le gouvernement kenyan a décidé de renforcer la Mission mixte des Nations unies et de l’Union africaine dans le cadre de l’AMISOM, les shebabs ont perdu beaucoup de terrain sur le sol somalien. Ils ont perdu le contrôle de positions stratégiques qui leur permettaient un ravitaillement massif ainsi que des sources de financement importantes. On peut citer en exemple les ports de Mombasa, le plus important de l’Afrique de l’Est, mais aussi celui de Kismaayo, où ils avaient établi une importante base militaire leur donnant une ouverture sur la mer.
Cette perte de contrôle territorial, d’accès aux ressources de financement et d’approvisionnement en matériel est très mal vécue par les shebabs. Par conséquent, en réponse aux succès militaires de la force internationale sur place, les shebabs veulent absolument exporter leur menace en dehors du cadre national somalien. Il me semble que leur discours est principalement articulé autour de cet objectif qui voudrait que les forces armées kenyanes soient contraintes de rentrer dans leur propre pays pour renforcer les dispositifs sécuritaires du Kenya. C’est une stratégie qui vise au repli nationaliste des forces kényanes présentes en Somalie, pour permettre aux shebabs de bénéficier d’un ballon d’oxygène afin de reconquérir les territoires qui étaient jadis sous leur contrôle. Le but est donc de fragiliser le pouvoir central kenyan pour en même temps, créer à l’intérieur du pays des couches dormantes qui puissent œuvrer dans le sens d’une déstabilisation des dispositifs de sécurité qui ont été mis en place. D’autant plus que le Kenya a été jusqu’à présent un pays stable et économiquement doté d’une visibilité plus grande que ses voisins.
Par ailleurs, suite aux attentats du Westgate, le gouvernement kenyan a décidé de renforcer son dispositif de sécurité intérieure. On observe une mobilisation de la part du gouvernement central qui vise à obliger ou à montrer au groupe armé des shebabs qu’ils ne pourront pas exporter leur menace sur le territoire kenyan. Cela pousse les shebabs à vouloir prouver à la fois à l’opinion publique kenyane mais aussi à la communauté internationale qu’ils conservent une capacité de nuisance qui dépasse largement les initiatives prises jusqu’ici.
L’armée kényane a répliqué à cet attentat par des raids aériens, dimanche 5 avril, dans la région frontalière de Gedo et combat les shebabs depuis octobre 2011. Le Kenya participe également à la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) à hauteur de quatre mille hommes. Malgré un important dispositif de lutte, comment expliquer ce pouvoir de nuisance que conservent les shebabs ?
SN: L’évolution de la puissance de nuisance des shebabs est à appréhender sous deux angles principalement. Le premier angle est la capacité de nuisance conventionnelle procurée par une capacité militaire qui leur a permis de contrôler des bases importantes sur le territoire somalien. En plus du contrôle territorial, ils bénéficiaient des impôts locaux prélevés sur les hommes d’affaires et commerçants habitants les villes et localités qui leur assuraient un certain financement.
Mais malgré la perte de nombreux territoires, ils conservent néanmoins une capacité de nuisance asymétrique qui peut s’exprimer par des attentats suicides, des attentats à la bombe ou encore des attaques sporadiques comme celle de l’Université de Garissa. C’est le deuxième aspect de leur puissance. Le groupe Shebab est une nébuleuse qui a la capacité d’infiltrer la population, de mener une vie civile semblable à celle d’un citoyen lambda et d’échapper au contrôle des dispositifs de sécurité qui sont mis en place. D’où la nécessité pour le gouvernement central de renforcer les dispositifs en termes de renseignement prévisionnel, pour que des attentats de cette nature puissent être endigués rapidement.
Le pouvoir central kenyan ne peut pas à lui seul contenir la menace terroriste sur son territoire. Il faut une collaboration claire et efficace entre les différents États de la région. La sécurité et la stabilité du Kenya sont extrêmement dépendantes de la stabilité et du retour de l’État en Somalie. Or, on constate que certains territoires somaliens restent encore sous le contrôle de groupes terroristes, notamment des shebabs, face à un pouvoir central fragilisé et doté d’une capacité de contrôle du territoire national plus que limitée.
Cette situation fragilise toutes les mesures que le gouvernement kenyan peut prendre pour assurer sa propre sécurité. Il faut que l’Union africaine appuie davantage les initiatives qui ont été prises et que des appuis massifs sur le plan opérationnel soient apportés à l’AMISOM pour évacuer et éliminer sur le plan militaire les shebabs. Il faudra toutefois articuler cet appui et ce soutien sur le plan du renseignement prévisionnel et sur la capacité d’anticipation des attentats terroristes sur les territoires des pays également menacés par cette nébuleuse comme la Somalie, le Kenya et peut-être dans un futur proche l’Ethiopie.
La lenteur de la réaction des forces de sécurité, notamment de l’arrivée des troupes d’élite, et la mauvaise coordination des effectifs sur place ont créé une vaste polémique au Kenya. Après l’attentat du centre commercial du Westgate en 2013 à Nairobi, quelles mesures ont été prises pour lutter contre les attaques répétées des shebabs sur le territoire kenyan ? Comment envisager la lutte contre ce groupe armé ?
SN: Tout d’abord, il faut reconnaître qu’en matière de sécurité, les initiatives ne sont pas toujours aisées à prendre dans un pays qui se trouve dans une situation économique extrêmement fragile avec une dette publique qui dépasse 50% du PIB et qui, par ailleurs, connait encore sur le plan politique des déséquilibres tribaux. La situation politique reste très tendue au Kenya. Il y a des querelles identitaires, des problèmes liés à la gestion de la question foncière dans la région de la côte, principalement menacée par les incursions des shebabs.
Dans cet environnement politique tendu, il n’est pas facile pour un gouvernement central de prendre des mesures en accord avec l’opposition. Il faut observer qu’après les attentats du centre commercial du Westgate à Nairobi, le gouvernement a porté à l’Assemblée nationale un projet de loi sur le durcissement de la législation en matière de sécurité, qui permettait, entre autres, de limiter drastiquement le nombre de réfugiés sur le sol kenyan. Ce projet de loi envisageait de passer de 607 000 réfugiés sur le territoire kenyan à 150 000. Le projet de loi proposait également d’augmenter le budget de l’armée, ainsi que d’assurer et de faciliter le contrôle et la surveillance dans le service des télécommunications. L’opposition a alors brandi l’argument de la protection des libertés individuelles et a vivement critiqué le projet de loi dans son ensemble. Par conséquent, on voit qu’il ne suffit pas au gouvernement central d’avoir la volonté de répondre proportionnellement à la menace terroriste par un dispositif opérationnel adéquat, encore faut-il que cela suscite l’adhésion de l’ensemble de la classe politique, ce qui est loin d’être aisé.
Dans ce contexte, il est difficile de critiquer systématiquement toutes les initiatives prises par le pouvoir kényan. Il faut toutefois reconnaître que certaines ont été prises pour renforcer les dispositifs de sécurité intérieure comme l’augmentation du budget national dans les secteurs de l’armée et des forces de sécurité ou encore la réorganisation des services de renseignement. Il faudrait néanmoins que cette réorganisation bénéficie du soutien de la communauté internationale, notamment des principaux partenaires au développement du Kenya avec au premier rang les États-Unis et la Grande-Bretagne. Le soutien doit également venir de tous les autres pays et institutions internationales qui doivent apporter des réponses systémiques à la lutte contre le terrorisme. Pour que le gouvernement kényan puisse se doter d’instruments adéquats afin d’endiguer cette menace dans son ensemble, il faut une réponse globale.
Il faut non seulement que les questions militaires et de renseignement soient sur le devant de la scène mais il faudrait aussi que les réponses viennent des couches populaires. Les principales cibles du terrorisme sont la jeunesse, les milieux étudiants car ce sont des milieux très fragiles où les terroristes peuvent contraindre ces populations soit à une reconversion confessionnelle, soit à un enrôlement idéologique. Il faut également que les autorités religieuses, principalement celles musulmanes, puissent développer un discours contraire à celui développé par les shebabs. Il faut intégrer les questions sociales comme l’éducation, le développement des infrastructures, la réduction des inégalités territoriales et inscrire la gestion du pouvoir central au cœur des discours visant plus de représentativité sur le plan identitaire. Les chrétiens restent largement majoritaires au Kenya, représentant plus de 75% de la population. Il est par ailleurs nécessaire que les musulmans bénéficient davantage de la protection du pouvoir central et qu’ils puissent, dans la stratégie du gouvernement, apporter un discours qui discrédite l’idéologie des terroristes afin de ne pas laisser prospérer cette dernière sur le sol kenyan.