Depuis l’Afrique, à l’adresse du monde

Issu de la première édition des Ateliers de la pensée tenus à Dakar et Saint-Louis-du-Sénégal au courant de l’automne 2016, Écrire l’Afrique-monde est un livre témoin d’un tournant paradigmatique assumé dans l’historiographie de la pensée en Afrique, au moins autant qu’un appel d’air pour la pensée critique tout court et pour le vivre-ensemble planétaire, menacé d’asphyxie. De cet essai polyphonique dirigé par Felwine Sarr et Achille Mbembe s’esquissent, en pleine lumière, les lignes de fuite d’une utopie prospective rendue possible par la maturation, sur la longue durée, du diagnostic des symptômes de l’ombre et de l’aliénation posé par les générations précédentes d’intellectuels africains, sans sacrifier le lieu de séjour que sont devenues, pour les rescapés des colonisations, les archives de l’humanité. Tandis que se dessinent la promesse d’un paysage derrière la ligne d’horizon tracée par l’océan, Écrire l’Afrique-monde invite, accouche d’une véritable injonction programmatique, irréductiblement plurielle, au renouvellement d’une imagination portée par le projet de l’intelligibilité et de la réciprocité morale du monde.

Depuis l’Afrique où elle est lancée à l’adresse du monde la proposition, doublée d’un pari, qu’offrent en partage les quelque 21 contributeur.e.s à cet ouvrage s’appuie sur une série de postulats essaimés dans chacun des textes réunis. Ainsi, pour celui et celle que tenterait l’aventure, l’invitation à « écrire », c’est d’abord celle de se donner comme méthode d’exploration une politique de liberté qui exige de repenser sa présence au monde, de la créer, de se donner soi-même comme fondement, d’imaginer d’autres chemins, de sortir des sentiers habituels et conservateurs de la production scientifique et intellectuelle, de se risquer à transgresser les cloisonnements disciplinaires, de puiser à la démarche et au foisonnement exploratoire des arts plastiques, etc.

Sur le plan épistémologique, Écrire l’Afrique-monde atteste d’un point d’arrivée sur lequel d’autres, dans une tentative désespérée de rescaper ce qu’il reste à sauver du naufrage, se consacrent encore à ergoter sans fin : à savoir que la supposée appréhension transcendantale par un intellect demeurée vierge de la souillure du monde n’est que le visage théorique d’un fantasme de toute-puissance, dont l’impérialisme et la colonisation ont été les transcriptions historiques. Il n’y a de pensée qu’à partir d’un lieu, d’une situation historique, ce qui n’interdit pas que nous puissions tourner à l’unisson nos visages vers l’universel, pour autant qu’il soit celui d’une transaction infatigable et réciproque entre ces espaces de sens, dans une horizontalité qui ne surplombe rien ni personne.

De l’Afrique, en ce sens, rien ne détient une originalité radicale qui la couperait de sa relation spontanée à l’universel, au « -monde », si ce n’est la pérennité des représentations racistes qui circulent à son effet. Clôturant l’essai, le texte d’Achille Mbembe (pp. 379-393) insiste : « le défi essentiel est donc, désormais, de travailler à l’interstice de plusieurs extériorités, convaincu(s) qu’il n’y a plus de dehors auquel s’opposerait un dedans. Car, au fond, tout est passé dedans. Il n’y a aucune partie du monde dont l’histoire ne recèle quelque part une dimension africaine tout comme il n’y a d’histoire africaine qu’en tant que partie intégrante de l’histoire du monde » (p. 385).

Mais s’extraire des politiques de la différence et de l’authenticité n’équivaut pas pour autant à capituler devant la colonialité d’un certain type de savoirs. « Provincialiser l’Europe », pour reprendre le titre-slogan de Dipesh Chakrabarty, sortir du temps de la post-colonie (autrement dit : de la violence des années « gueule de bois » post-Indépendances), se réapproprier la certitude apaisée de la détention des rênes de son destin collectif, cela suppose de sortir en même temps des schémas conceptuels dichotomiques dé-coloniaux qui reconduisent l’opposition entre centre et périphéries, afin d’occuper un lieu propre, ni en marge ni au cœur, mais à l’intérieur et au carrefour d’un espace-monde polymorphe. En son sein, dans le geste qui consiste à abandonner l’Occident à l’illusion de ses pulsions hégémoniques, à le situer comme un lieu parmi d’autres, il faut lire une indifférence absolue vis-à-vis des prétentions de sa position particulière à s’ériger au statut de référence universelle.

Partant du constat actuel d’un monde commun se déployant sous le mode de la crise et du déclin (de l’Europe, du capitalisme, de l’environnement, de la démocratie, du rejet et de la haine de tous ceux et celles qui me sont « autres », etc.), c’est dans cet art conjugué de la nuance et de l’équilibre entre une connaissance intime d’un soi non-aliéné et la quête d’un socle à ce qui nous fait toutes et tous des semblables, que se trouve le salut de l’Anthropocène. Cet essai-manifeste s’alimente à la source d’une conviction : « c’est sur le continent africain que la question du monde (où il va et ce qu’il signifie) se pose désormais de la manière la plus neuve, la plus complexe et la plus radicale » (Mbembe, p.392).

Écrire l’Afrique-monde, en somme, nous convie avec la plus grande des légitimités à l’urgence de s’ouvrir à nouveau au domaine des possibles. De l’à-venir. De l’utopie.

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