Fadel Barro : « Personne ne parlait. On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose »

Par Saïd Abass Ahamed | Doctorant en sciences politiques, professeur de géopolitique.

Les changements désirés en Afrique seront portés par les Africains. Nous avons donc créé une rubrique « Portrait » dans la rubrique note de terrain, afin de faire connaître ces Africains de maintenant. Ils portent et incarnent le présent du continent, dans une lutte quotidienne de l’urgence d’un nouveau déjà à l’œuvre. L’Afrique, c’est aujourd’hui une urgence de vivre. Fadel Barro fait partie de cette génération qui tourne le dos à l’exil et au défaitisme. Il parle de l’urgence d’organiser les nouvelles formes de lutte ici et maintenant sur le continent. Nous n’avons pas le luxe d’attendre demain. À Dakar (Sénégal) où nous l’avons rencontré, il anime le collectif « Y’en a marre ».

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Q : Bonjour Fadel, peux-tu te présenter et présenter le mouvement « Y’en a marre », le contexte dans lequel il est né, et qui l’a créé ?
R : Le mouvement « Y’en a marre » est né dans la nuit du 15 au 16 janvier 2011, mais lancé officiellement le 18 janvier, à la Place du souvenir à Dakar. Il est né à la suite de coupures d’électricité, parce qu’à l’époque à Dakar, nous avions des coupures d’électricité presque 20h/24. On se souvient, il n’y avait que les imams de Guediawaye (Département de Dakar), des personnes du troisième âge, qui se faisaient l’écho sonore des frustrations, en tout cas qui s’étaient levés pour dire non. Pour exiger un retour à la normale, surtout contre le coût du prix de l’électricité.

Nous, on s’était rendu compte que les coupures d’électricité n’étaient que la partie visible de l’iceberg. Car au fond, il y avait toute une mal-gouvernance, de la corruption, des scandales financiers. Le pays était dans une morosité, les gens en avaient ras le bol, dans les foyers les gens s’énervaient, et pourtant personne ne faisait rien. Parce que le pouvoir avait réussi à faire taire toutes les forces sociales, à corrompre tout le monde, à les anesthésier et scléroser définitivement. Personne ne parlait, les partis politiques de l’opposition étaient malheureusement dans l’opposition de salon. Ils n’ont jamais su vraiment faire face aux dérives de Wade.

Nous, face à ces frustrations accumulées des populations et l’absence d’horizon, on s’est dit à un moment qu’il fallait qu’on fasse quelque chose. Avec des amis que je fréquente depuis l’enfance, nous venons tous de la région de Kaolack, et d’autres amis de Dakar, des journalistes, des rappeurs qui sont aussi engagés, nous avons décidé de mettre sur pied le Mouvement « Y’en a marre ». On avait l’habitude de se rencontrer chez moi pour parler politique. Je suis journaliste et je travaille dans un magazine d’investigation, donc nous parlions beaucoup politique. Eux, ce sont des rappeurs qui ont un discours très contestataire, et leurs textes sont souvent politiques. Donc ils voulaient savoir ce qu’on écrivait, les scandales qu’on dénonçait.

Cette nuit-là, après de longues heures de coupure, je me rappelle je leur ai dit : « Vous êtes des rappeurs, que faites-vous pour vos fans qui sont aujourd’hui dans le noir et pourtant c’est eux qui achètent vos CD, qui viennent à vos concerts, qui achètent vos produits, mais que faites-vous pour eux dans ces moments difficiles ? » Et eux me disaient, mais vous les journalistes aussi, vous n’écrivez que pour une élite (parce que la majorité est non instruite dans ce pays, en tout cas pas en français) et que faites-vous ? Vous ne faites rien, vous écrivez tout simplement, ça ne sert à rien, ça n’a aucun impact.

Donc autour de cette discussion on a décidé de mettre en place le mouvement « Y’en a marre ». Je me rappelle c’était vers 4 heures du matin, on a écrit une déclaration rendue publique dès le lendemain. Nous avons appelé les jeunes de manière générale à venir nous rejoindre dans ce grand mouvement qui devait être un élan citoyen, patriotique pour essayer de rompre avec le fatalisme, pour faire face d’abord au régime du Président Wade, mais ensuite pour rompre aussi avec notre passivité, notre laissez aller, notre laxisme à laisser les politiques faire n’importe quoi avec notre avenir.

Q : Ca veut dire que c’est un mouvement instantané qui se crée, comment il se structure ? Faites-vous un bureau ? Désignez-vous des responsables ? Comment faites-vous pour que le mouvement puisse effectivement durer et agir de façon efficace et coordonné ?
R : Quand on a créé le mouvement, nous étions 7 personnes. Parmi ces 7 il y avait des rappeurs, des journalistes, un agent de banque, un étudiant et un marabout. Quand nous avons lancé la première déclaration, nous n’avons pas fait tout de suite un bureau. Mais nous avons dit pour faire face à Abdoulaye Wade, il faut se tenir les mains. Parce qu’on avait remarqué que pendant les 12 ans de règne de Wade, l’opposition n’a jamais su avoir un mouvement fort parce qu’ils n’ont jamais su avoir une stratégie. Pour nous il fallait créer les conditions d’être efficace partout en un moment et en un temps, sans être présent partout en même temps.

Le contexte était qu’à chaque fois qu’il y avait des coupures d’électricité, il y avait des jeunes qui sortaient dans les rues et qui brulaient des pneus mais de manière spontanée. Nous, on est allé voir les jeunes à chaque fois qu’il y a une coupure pour leur dire qu’il y avait une meilleure stratégie, que ça ne sert à rien de polluer la ville. Et s’ils brûlent des pneus, les autorités sont dans leur 4×4 vitré et climatisé, ils ne vont pas sentir les pneus et si vous barrez la route, la police va venir la libérer, ce qui n’est pas finalement efficace. Au contraire nous avons suffisamment chaud la nuit et nous n’avons pas d’électricité, on ne devrait pas en rajouter avec des pneus brulés. Donc, nous les appelions à une meilleure organisation autour d’un grand mouvement pour agir mieux. C’est ainsi qu’autour de ces premiers insurgés de l’électricité, nous avons installé les premiers « Esprits », ce qu’on appelle les « Esprits Y’en a marre ». Ce sont nos cellules du Mouvement dans les localités.

Ensuite comme il y a beaucoup de rappeurs dans le mouvement, ils ont répondu à l’appel, on s’est rendu compte que le hip hop était un appareil. Ici au Sénégal, dans les villages les plus reculés, s’il n’y a pas un groupe de rap, il y a des jeunes qui se réclament rappeurs à tout va, qui s’habillent comme des rappeurs, qui épousent la culture hip hop. Comme nos artistes sont assez célèbres, on a presque maillé l’ensemble du territoire. Tous les jeunes se réclamant du hip hop se sont retrouvés dans notre mouvement tout de suite. Ce qui fait que tout de suite après les premiers discours partout où on allait, on avait au moins quelqu’un qui disait yenamarriste.

Le troisième aspect qui a facilité la mobilisation ce sont les médias. Nous avons beaucoup utilisé les médias. Et là aussi, le rap nous a aidé à toucher une cible importante. Les rappeurs ont des plages culturelles dans les radios que l’Etat ne soupçonne même pas. Parce qu’ils estiment que ce sont des émissions de jeunesse, de rap. Nous avons occupé toutes les émissions culturelles dans les tous médias pour vulgariser le même discours de « Y en a marre ». Et en même temps nous avions les heures normales d’information comme le journal parce que c’est un moment de grande écoute. Et aussi produire des chansons, des musiques qui font que le mouvement s’est très vite fait connaître.

Et tout de suite on a eu une structuration qui a obéit à ça. On a créé un noyau dur composé des principaux membres fondateurs et des premiers qui sont venus nous rejoindre après notre appel et on a essaimé partout des Esprits « Y’en a marre ». On a pris le temps (moi j’ai pris un congé de deux mois) pour faire le tour du pays avec des moyens très difficiles, pour aller implanter les premiers Esprits « Y’en a marre » dans les localités, les départements et régions du pays.

Q : Au départ c’est un mouvement spontané qui s’oppose à la politique de Wade, et on va dire que l’élément déclencheur ce sont les coupures d’électricité. On voit qu’il y a une stratégie d’organisation, on occupe l’espace, on patrouille le pays. Quel est le message à ce moment-là ? Est-ce que le message change ?
R : Pour accompagner cette campagne de maillage du territoire, on a lancé la campagne qu’on a appelé les « 1000 plaintes contre le gouvernement du Sénégal ». Qu’est-ce que c’est ? On dit par exemple je suis un citoyen sénégalais, je paie mes factures d’électricité et pourtant je n’ai pas l’électricité. On dit je suis un paysan, je paie tous mes impôts et je n’ai pas de semences, ou bien la campagne arachidière est bonne mais le gouvernement n’écoule pas le produit, ne peut pas l’acheter, et a déstructuré la filière. Je suis un enseignant/un élève/un étudiant, et il n’y a plus de bourse, je ne peux plus travailler correctement à cause des grèves. On a ciblé tous les secteurs : santé, éducation, l’énergie, la corruption… et on porte plainte contre le gouvernement du Sénégal.

L’objectif de cette campagne pour nous c’était de dire aux Sénégalais, très laxistes et très fatalistes, habitués à se morfondre dans un fatalisme d’une autre époque : « Désignez un responsable ! » Nous sommes le seul pays au monde qui a un quartier qui s’appelle Khar Yalah qui signifie en wolof « attendre Dieu » ! Les gens lisaient tout de suite et ils signaient. Nous on prenait le temps d’aller voir les vieux qui ne savent pas lire, en leur disant : « Voilà ce qui est dit dans la plainte, est ce que tu acceptes de signer ? » Et ils disaient : « Bien sûr, je signe ! » On leur disait : « Attention si vous signez, ce n’est plus Dieu qui est le responsable, c’est Abdoulaye Wade et son gouvernement qui sont responsables. » Ils se rendaient compte tout de suite que ce n’est pas Dieu qui était responsable mais eux même avait un pouvoir de changer les choses.

L’action d’assigner en justice était quelque chose d’important pour nous, que les gens signent c’était une première étape. Mais que s’est-il passé par la suite ? L’Etat ne nous a pas laissé dérouler. À chaque fois qu’on descend sur le terrain, ils nous arrêtaient. On organisait des concerts pédagogiques, des concerts mobiles pour vulgariser cette campagne des 1000 plaintes, mais les policiers nous arrêtaient systématiquement. Partout où on passe, la police nous arrête. Mais on a décidé qu’il ne fallait pas opposer de la violence à Abdoulaye Wade, sinon il allait nous écraser. On a donc opposé une non-violence. On vient sur les lieux de manifestation passivement avec des tee-shirts qui portaient nos messages. Comme les médias aiment bien les spectacles, ils venaient nombreux se rendre compte et voir les force de l’ordre et le mouvement « Y’en a marre », c’était très visuel. Ils venaient, ils nous trainaient. Ca a contribué à l’impact du mouvement.

Finalement Wade et sa police, sans s’en rendre compte, étaient un autre vecteur de communication pour nous. Il n’a rien compris, il est tombé dans tous nos pièges et il a fait notre communication. Des actions anodines, parce que c’est un petit groupe qui arrive dans un quartier quelconque de Dakar, en banlieue ou dans les régions du pays, une manifestation qui pouvait se dérouler sans spectacle devenait une affaire nationale. Nous, on prenait juste la peine d’inviter les médias et de saisir l’autorité par une demande d’autorisation. Et eux ils viennent avec toute la police armée jusqu’aux dents. Le spectacle était garanti par l’Etat. C’est ainsi que les médias s’interrogent sur le contenu de la plainte, et ça nous fait une publicité nationale.

Nous avons lancé la plainte le 2 mars et on a dit qu’il y aurait un grand rassemblement le 19 mars. Si tous les Sénégalais sont d’accords, on continue le combat, et ils viendront massivement à l’appel. S’ils ne viennent pas, on laisse tomber car on se dit qu’ils ne sont pas prêts pour aller dans un tel combat. Le 19 mars était important car c’est l’anniversaire de la première alternance démocratique, survenu au Sénégal en 2000.

Toute cette campagne des 1000 plaintes c’était donc en vue de ce grand rassemblement. On disait aux Sénégalais qu’on allait se réapproprier notre histoire parce que les politiciens qui sont au pouvoir pensent que c’est eux qui ont fait l’alternance. Ce qui n’est pas vrai, c’est le peuple qui a fait l’alternance, c’est lui qui est allé voter, c’est lui qui a remplacé Abdou Diouf par Abdoulaye Wade en 2000. On est 12 millions de sénégalais. Tous les politiciens des partis politiques ne sont pas 1000 qui s’activent, et ce sont eux qui nous imposent ça, les coupures d’électricité, ils n’ont jamais su prendre leur responsabilité, ils ont corrompus tous les médiateurs sociaux dans ce pays. Au bout du compte, si nous, les 12 millions les laissons faire, ça va être le bordel. Il faut qu’on réagisse. Ce 19 mars il faut sortir. Et les gens sont sortis, massivement, ce 19 mars. C’est ce jour aussi où on a lancé la République des citoyens pour le « Nouveau type de Sénégalais » (NTS).

Q : Qu’est-ce cette nouvelle République des citoyens ?
R : On dit désormais que le pays ne sera plus gouverné comme auparavant, et que désormais les citoyens qui se laissaient faire ont leur mot à dire. On n’attendra plus les échéances électorales, on ne vous laissera plus faire comme vous voulez, à tout moment. Nous sommes le pouvoir, nous avons repris notre pouvoir. Celui qui sera élu sera notre « bonne », notre femme de ménage. Il suivra ce qu’on veut et ce n’est pas lui qui nous imposera ce qu’il veut.

La première déclaration du mouvement « Y’en a marre » était de dire : « Y’en a marre de rester les bras croisés », certes. Mais on en avait marre aussi des politiciens qui érigent des futilités en priorité, comme la statue de la Renaissance africaine construite par Wade avec beaucoup de milliards au moment où pour les inondations en banlieue ne demandaient que 500 millions.

La principale revendication du mouvement est de dire que les préoccupations des Sénégalais soient au cœur de l’action des politiques de manière générale. Faire en sorte que les politiciens soient scotchés sur nos préoccupations et non pas sur leurs préoccupations. Mais il faut toute une stratégie pour y arriver. Donc on va agir au niveau de la masse, de la base, de sorte que le politicien qui arrive au pouvoir trouvera des citoyens modèles suffisamment engagés pour ne pas le laisser tourner en rond.

Pour arriver à ce niveau-là, il faut une certaine qualité de citoyenneté, qu’on appelle le NTS, Nouveau type de sénégalais ou Nouveau type d’africain (NTA). Nous leur disons que nous avons aussi notre part de responsabilité. Levons-nous, organisons-nous, soyons des citoyens modèles soyons des acteurs de la démocratie, du développement. Mais aussi sur des actions banales : nous allons préserver notre environnement, on n’urine pas dans la rue, on arrive à l’heure (parce que les rendez-vous sénégalais c’est toujours 2h après l’heure). Arrêtons ces niaiseries d’une autre époque. On s’est attaqué aussi à toutes les considérations archaïques, sociales qui font que nous vivons encore au Moyen Age : les jeunes ne doivent pas prendre la parole, on ne doit pas faire confiance aux femmes, la rue appartient au roi, et ce qui appartient au roi appartient à tout le monde et à personne, donc personne n’est responsable dans la rue pourtant tout le monde est responsable en même temps. Le NTS est quelqu’un de conscient de tout ça.

Nous en avons marre aussi de prendre les pirogues et d’aller à « Barca ou Barsakh » (« Barcelone ou la mort »). On en a marre de l’émigration clandestine, d’aller en Europe et d’être traités comme des moins que rien. Nous voulons désormais commencer à travailler chez nous pour nous même, pour que nos enfants ne vivent pas dans la même galère que nous vivons aujourd’hui. S’engager, faire le boulot, se positionner comme sentinelle.

C’est donc ça qu’on appelle la République des citoyens et ça a porté tout de suite ses fruits. Nous avons fait des signaux très forts et très simples. Par exemple, on appelle à un rassemblement à 16h, et on démarre à 16h. Les gens viennent et trouvent qu’on a déjà démarré, on arrête à 18h. Et avant de partir, on demande aux gens de s’assoir par terre, contrairement à ce que les gens faisaient, troubadours, tout le folklore, mais on essaye d’imprimer une certaine discipline dans nos manifestations. Et aussi, avant de partir, on fait comme les Japonais, tout le monde ramasse les sachets en plastique. Avant de commencer, on commence par l’hymne national et on termine par l’hymne national. Parce que Wade avait réussi à démolir toutes nos institutions. On remet à l’ordre du jour le drapeau et l’hymne national et tout le monde se rend compte de l’intérêt de valoriser les symboles de la République. Résultat, pendant la campagne électorale, les politiciens commencent à nous imiter. Macky Sall lui-même, le nouveau président commence ces discours par l’hymne national, il sort le drapeau national au détriment des couleurs des partis politiques. On redonne une fierté aux Sénégalais. Maky Sall alors candidat avait fait un grand meeting, ils n’avaient pas ramassé les ordures. Le lendemain, la presse disait : « Ils ne sont pas NTS comme les ‘Y’en a marristes’ ». Ils sont revenus nettoyer tout.

Nous pouvons dire que nous avons commencé à atteindre nos objectifs parce qu’on veut amener les politiciens à faire comme les NTS. Même s’il essaie de nous ignorer, le Président de la République a demandé que, tous les premiers lundis de chaque mois, tous les ministres viennent et fassent la levée des couleurs au Palais de la République.

Q : En fait vous reprenez le maquis dans les situations de ruptures ?  
R : Après le 19 mars 2011, on s’est dit que pour arriver à la République des citoyens, pour être efficace comme les politiques, il faut être présent dans le fichier électoral. On s’est dit que si le fichier était un marché, toutes les parts de marchés seraient aux politiciens car c’est eux qui inscrivent leur militant. C’est la raison pour laquelle sur 13 millions, on avait un fichier de 5 ou 6 millions, et il n’y en a que 2 millions qui votent.

On a donc lancé la campagne « Daas fanaanal ». En gros, ça veut dire « Aiguiser son couteau et ensuite égorger », c’est très violent. Les gens disaient : « Les ‘Y’en a marristes’ sont très violents, ils se disent non-violent, mais ‘das fanaanal’ c’est très violent ». Mais daas fanaanal c’est aussi un langage de jeunes. Nous on le reprend en disant que ma carte d’électeur est mon arme. Nous subissons toute la violence du pouvoir mais nous sommes aussi capables de violence nous qui sortons dans les rue, quand il y a une coupure, et nous aussi qui allons prendre les pirogues pour périr en mer ou dans le désert. Nous sommes capables de violence, et nous voulons désormais canaliser toutes ces énergies-là, négatives presque, pour en faire des forces positives chez nous, et les investir chez nous, pour changer les choses chez nous.

Grâce au Das fanaanal, on a réussi à inscrire presque 380 000 jeunes sur le fichier électoral. Résultat, on était sûr que quoiqu’il en soit, on va peser sur la balance. 380 000 personnes sur un fichier de 2 ou 3 millions, forcément ça a de l’impact. Plus, tous nos sympathisants qui avaient déjà leur carte d’électeur. Ce sont 380 000 nouveaux inscrits qui avaient entre 18 et 25 ans. C’est là que Wade a commencé à avoir peur car les gendarmes et policiers lui ont dit qu’à chaque fois que « Y’en a marre » lance la campagne et demande aux jeunes de s’inscrire, il y a avait des rush sur des lieux d’inscription sur les listes électorales. Ça leur a fait très peur.

Pendant cette campagne, Wade décide d’instituer sa loi pour le ticket vice-présidentiel et de supprimer le quart bloquant pour pouvoir se faire élire avec 25% de l’électorat. On s’est dit que Wade nous provoquait. Avec cette loi, ça ne servait à rien d’inscrire les jeunes sur les listes électorales, puisque le Président pouvait passer avec 25% au premier tour (sa loi supprimait aussi, de fait, le second tour.) Wade a modifié 17 fois la Constitution, et là il était sur le point de la modifier une 18ème fois. On s’est alors mobilisés le 22 juin. On a fait irruption dans une réunion de partis politiques qui voulaient faire une pétition contre la loi de Wade, on leur a dit que Wade ne comprenait qu’un seul langage aujourd’hui, c’est celui de la rue : « Venez avec nous, on va sortir faire un sit-in à la place de l’Indépendance. »

Les leaders de l’opposition ont estimé qu’on les perturbait, et ils ont refusé de nous suivre. Nous sommes sortis et allés à la place de l’Indépendance, les policiers ont chargé, et nous sommes restés assis les mains sur la tête, chantant l’hymne national. N’empêche, ils ont chargé. C’était devant tous les médias nationaux et internationaux. Nous étions dans un contexte dont nous avons profité avec la Libye, la place Tahrir, etc. et tout le monde a pensé que « Y’en a marre » était le début du printemps de l’Afrique noire.

Tous les médias internationaux nous suivaient, et cette loi de Wade qui allait augmenter la tension. Quand les « Y’en a marristes » on fait irruption dans cette affaire, les gens en ont parlé, les médias ont montré les images où les policiers sont vraiment venus nous massacrer. On restait non-violents, ils nous tiraient par les cheveux, nous battaient mais on n’a pas réagi. Ca a créé un déclic chez les citoyens sénégalais. On a fait des appels, des Esprits Y’en marre partout dans le pays. Le 23 juin il y a eu un élan extraordinaire du peuple sénégalais qui a fait face à Abdoulaye Wade, qui a fini par retirer sa loi. Quand il l’a retiré, je pense que c’était le début de la fin. Il s’est entêté à vouloir maintenir sa candidature et au bout du compte il a été enlevé.

Mais le plus important à ce stade, c’est que j’ai vu des Sénégalais tout de suite prendre des billets d’avion le 23 juin pour venir nous rejoindre. On a désormais eu tout le soutien des sénégalais qui ont compris l’essentiel de notre combat. Malheureusement, ils nous ont aussi caricaturés comme un mouvement violent, mais on a redonné une fierté à tout les Sénégalais. Aujourd’hui, ce mouvement continue à être tenu et compris, même si les politiciens tentent de nous diaboliser.

Q : Là on est ensemble et je vois que tu portes toujours le bonnet de Cabral, tu es en train de lire Sankara, donc il y a aussi une nourriture spirituelle qui vient des grands résistants africains.
R : Personnellement j’avais refusé de porter la camisole, et le mouvement aussi, car on ne voulait pas être socialistes, marxistes, libéraux ni quoi que ce soit. On refuse de mettre ces camisoles de doctrines idéologiques. On est des Africains et le problème on le connaît, c’est le sous développement et comment y remédier. L’Afrique est sous développée, c’est la chose la plus partagée parmi les populations. C’est qu’il nous manque de la volonté et de la détermination.

Bizarrement, je me suis rendu compte que tout ce qu’on fait reste sur la même ligne que Sankara. Avant j’avais beaucoup lu Cheikh Anta Diop mais pas beaucoup Sankara. On s’est beaucoup inspiré de certaines pratiques de Cheikh Anta comme l’utilisation de nos langues nationales dans nos slogans et l’utilisation des ressources disponibles pour changer le cours des choses. Mais les Esprits ressemblent un peu au Comité de défense de la Révolution qu’avait mis sur pied Sankara. Le discours sur notre capacité à faire face à nos problèmes est à peu près le même. Mais nous, nous ne voulons pas de levée révolutionnaire, c’est trop lourd et très chargé, on ne parle pas de révolution. On travaille pour changer les choses, petit à petit et avec les populations, on en est là.

Malheureusement en Afrique, on a voulu nous présenter les Senghor, les Houphouet, tout ces pères fondateurs des indépendances comme des références. Mais en réalité c’est la partie que l’Afrique devrait enterrer. Nous voulons enterrer tous ces monarques pour faire revivre en nous les fils dignes de l’Afrique : les Sankara, les Um Nyobe, les Lumumba, les Cheikh Anta et tant d’autres africains qui ont été écrasés par le néo-colonialisme ou le capitalisme tout simplement, et qui sont pourtant la véritable voix de l’Afrique. On nous a donné l’impression que ce sont les Mobutu, les Senghor… qui ont vraiment construit l’Afrique alors qu’ils étaient là pour la détruire. Il y a eu des véritables voix, longtemps étouffées, que nous voulons incarner, avec beaucoup de modestie et sans prétention. Nous refusons de nous réclamer de l’Afrique qui tend la main, de l’Afrique qui est vaincue, de cette Afrique dominée, fataliste et laxiste. Nous voyons une Afrique positive, qui pousse et qui résiste, qui reste debout et qui se construit. Notre slogan est il n’y a pas de destin forclos, il n’y a que des responsabilités désertées.

Le temps de l’Afrique est demain ? Nous disons que non, c’est aujourd’hui, le temps de l’Afrique a toujours été là. On dit : « l’Afrique de Mobutu ». Nous disons non, à côté de Mobutu, il y avait Patrice Lumumba. Nous avons interpelé dernièrement Achille Mbembe pour lui dire que quelqu’un comme lui, avec toute sa brillance intellectuelle à travers le monde, c’est de cette Afrique là que nous nous réclamons.

Le problème c’est que nous avons fait confiance à d’autres peuples et on les a écoutés sans nous-même interroger nos propres moyens, nos propres réalités à partir desquelles on devait bâtir notre futur.

Q : C’est vrai que Mbembe écrit beaucoup sur l’idée : « l’Afrique, c’est demain ». En ce moment même se déroule à Brazzaville le festival « Etonnants voyageurs » sur le thème : « l’Afrique qui vient ». Toi tu penses que l’Afrique c’est aujourd’hui ?
R : Ça a déjà commencé. J’ai eu l’occasion de le dire à Berlin devant lui, il est la parfaite illustration de « l’Afrique c’est aujourd’hui ». Il fait le tour du monde, il explique comment ça marche, il monte des laboratoires, il donne des idées. De plus en plus, dans tous les secteurs, il y a des gens comme Achille. Mais au-delà des gens, il y a une dynamique qui est en train de réellement se former. Il faut la comprendre, l’accompagner et la crédibiliser.

Il dit que « l’Afrique qui vient », c’est un slogan un peu poétique, mais vous sentez que ça manque de fermeté et de détermination. Il ne faut pas reproduire l’erreur commise par ces pères fondateurs, de reporter le développement de l’Afrique à demain, de se défausser toujours sur les générations à venir au lieu de le porter tout de suite par nous-mêmes.

Q : Il y a l’urgence du « maintenant » …
R : Oui il y a l’urgence du maintenant. Dans le mouvement « Y’en a marre », nous avons eu la possibilité d’avoir des nationalités françaises, américaines. Mais si on commence à prendre des nationalités étrangères, quand est-ce que nos nationalités africaines seront assez solides pour rivaliser avec d’autres ? Nous devons rester comme nous sommes, et la rendre forte, crédible pour que l’on ai la même force que les autres. Pourquoi la médecine indienne est cotée dans le monde ? Parce que des Indiens sont allés en Europe pour étudier, puis ils sont retournés et ils ont développé leur médecine. Mais nous, tout ce qu’on fait c’est sortir, continuer à renforcer d’autres pays, d’autres sciences, d’autres universités. Je ne dis pas que c’est le temps du retour, mais c’est le temps où l’Afrique assume ses responsabilités tout simplement. Rien n’est forclos !

On fait le boulot qu’il faut faire. On ne va pas arriver tout de suite avec des ascenseurs, c’est vrai. Mais si on commence aujourd’hui par fabriquer nos propres escaliers, c’est déjà une bonne chose. Maîtriser la technologie de l’escalier, non pas l’importer ailleurs, et aller vers petit à petit vers l’ascenseur. C’est ça qu’il faut faire aujourd’hui, et ne pas dire que tant qu’on n’a pas des buildings, un certain niveau d’infrastructures, des avions, on ne peut pas développer ; ce n’est pas vrai. Il faut amener les gens à travailler, à produire ce qu’ils mangent, à porter ce qu’ils produisent et après à se respecter entre eux pour ne pas se tirer dessus, pour ne pas se faire la guerre. Avec ces conditions tout est possible, et le reste viendra.

Q : Vous avez des bons liens avec la diaspora, mais avez-vous des liens avec le continent ?
R : Le problème, c’est que nous n’avons pas eu les moyens. Nous avons eu l’aide de la diaspora et des ONG qui nous amènent en Europe, mais pas en Afrique, ce qui est vraiment dommage. Mais il y a des « Esprits » en Afrique et il faut les renforcer. Il y a « Y’en a marre Togo » qui existe, il y a eu les Sofas du Mali. Ils cherchent à faire comme nous, mais ils n’ont pas tous les éléments qu’il faut. Il y a aussi eu les « Touche pas à ma nationalité », ce sont des « Y’en a marristes » en Mauritanie, il y en a au Burkina. Il y a une bonne dynamique aujourd’hui qui s’est créée, parce que les jeunesses africaines, et particulièrement les artistes, ont envie de faire comme les « Y’en a marristes » ont fait au Sénégal. Il faut les accompagner et les renforcer.

Je pense que c’est possible. Pour que tout soit possible, il faut qu’on arrive à avoir ce grand mouvement citoyen des peuples africains. Non pas parce qu’on veut renverser les pouvoirs politiques en place ; il ne faut pas qu’ils aient peur de nous, mais il faut qu’ils comprennent qu’il y a un processus de changement qui a commencé et personne ne peut y résister. À eux de l’accompagner, non pas parce qu’on veut les enlever du pouvoir, mais parce qu’on veut les aider à mieux rendre service à leurs peuples. On veut les accompagner.
Et ça, les jeunes sont déterminés à le faire.

Dans certains pays, ça va être extrêmement difficile mais il faut que les gens commencent. Ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui. Ils sont en train de rater l’opportunité de faire quelque chose. Il faut que les jeunes africains comprennent qu’il ne faut pas rater le coche. Aujourd’hui nous avons l’opportunité dans ce continent d’écrire notre histoire ou d’inscrire notre empreinte dans l’histoire de l’Afrique. Il ne faut pas avoir peur, il faut l’assumer.

On s’adresse à tout le monde mais notre principale cible est les jeunes, parce que nous sommes presque 70% de la population africaine. La majorité de la population africaine est jeune, voire très jeune. Est-ce qu’on a le droit de baisser les bras, laisser les gens d’une autre génération perpétuer un système qui ne peut pas nous sortir de l’auberge ? Non, on ne peut pas faire ça. On n’a pas le droit de les regarder faire, on n’a pas le droit de laisser persister le système Mobutu. Je n’ai rien contre eux, mais ils n’ont jamais su nous embarquer dans un processus de développement. On a la responsabilité de faire autre chose, et il faut commencer.

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