Interview de Dr Samuel Nguembock, initialement publiée, le 15 octobre 2015, par l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).
Longtemps tendues, les relations entre le Cameroun et le Nigeria semblent s’améliorer et ont permis une coordination des forces armées des deux pays. Ce rapprochement augure-t-il une meilleure efficacité dans la lutte contre Boko Haram?
Cette coordination entre les deux armées est une excellente nouvelle. C’est en effet une bonne chose que de coordonner les efforts et mutualiser les moyens entre les deux pays au niveau bilatéral, en marge de la stratégie régionale. Il s’agit d’une coopération permanente qui permettra de lutter efficacement contre Boko Haram, notamment au niveau des frontières entre le Cameroun et le Nigéria.
Maintenant, il va falloir que cette coordination soit observable sur le plan opérationnel, que les mesures prises entre les deux pays soient en adéquation avec la nature de la menace et que les moyens conséquents soient déployés. C’est une chose de faire une déclaration, de signer des accords de coopération bilatérale, c’en est une autre de les rendre opérationnellement efficaces. C’est à ce niveau que se posera peut-être le problème. Il faut en effet rappeler que ces pays ont connu par le passé d’importantes tensions, notamment diplomatiques qui sont palpables depuis 1994, en particulier en raison du conflit territorial autour de la péninsule de Bakassi. Au début de la guerre contre Boko Haram, le Nigéria et le Cameroun ont laissé entendre des voix discordantes et s’étaient mutuellement refusés un droit de poursuite sur leur sol respectif.
Aujourd’hui, il y a une volonté politique affirmée entre les deux chefs d’État, compte tenu des effets que produit la menace terroriste Boko Haram sur les deux pays, à la fois sur le plan économique et politique. Cette réalité ne doit pas nier la méfiance latente entre les deux pays. Un échange d’informations et le renforcement des moyens en termes de renseignement risquent de se heurter à la méfiance qu’ils éprouvent l’un envers l’autre, et leur volonté de protéger leur souveraineté nationale. Il faut espérer que cela ne viendra pas entraver l’efficacité de cette coordination. La coordination militaire entre le Nigéria et le Tchad en marge de la stratégie régionale n’a pas été effective sur le terrain. Les officiers supérieurs du Nigéria ont été très réticents à travailler avec les unités tchadiennes sur le terrain des opérations. De même, les officiers de liaison nigérians n’ont pas intégré la Cellule de coopération et de liaison qui permettait le partage des informations et des renseignements entre différents pays à Ndjamena, alors que cette coordination était formalisée dans un cadre réglementé par deux documents : le Memorandum of Understanding (MOU) et le Concept of operations (Conops). Il faudra donc attendre pour voir les perspectives qui s’offrent à la coordination camerouno-nigériane.
Pour combattre Boko Haram, les quatre pays riverains du lac Tchad et le Bénin ont mis sur pied une Force d’intervention conjointe multinationale (MNJTF). Que peut-on attendre de celle-ci ? Cette réponse est-elle à même de faire face à la menace terroriste ?
La force multinationale conjointe qui a été mise en place par la commission du Bassin du Lac Tchad est également une réponse opérationnelle indispensable à la menace terroriste Boko Haram. Toutefois, il semble que cette mobilisation régionale soit de moins en moins adaptée à l’évolution de la menace terroriste sur l’ensemble des pays voisins. Le contexte et les réalités stratégiques qui ont présidé à la création de cette force semblent aujourd’hui caducs. La mobilisation de 8700 soldats pour faire face au groupe djihadiste ne correspond plus aux attentats actuellement perpétrés.
Cette mobilisation avait eu lieu au moment où Boko Haram occupait plus de trente-six localités dans trois des Etats du Nigéria au Nord-Est du pays et où l’armée nigériane se montrait incapable de reprendre le contrôle de ces territoires. Aujourd’hui on assiste à une multiplication des attentats terroristes meurtriers dans tous les pays de la région : Nigéria (Maiduguri, Borno), Tchad (Bagasola, Ndjamena), Niger (Diffa) et Cameroun (Kangaleri, Fotokol, Maroua). Le fait de mobiliser des soldats aux frontières des différents pays ne permettra certainement pas d’endiguer Boko Haram dans sa stratégie actuelle qui lui permet d’alterner remarquablement offensives éclaires contre des villages et attentats-suicides à l’intérieur des pays.
Si le déploiement de ces 8700 hommes demeure un effort à saluer, il faut relever que le volume des contributions par pays (Nigéria 3750, Tchad 3000, Cameroun 2650, Niger 1000 et Benin 750) et l’élection de Muhammadu Buhari ont bouleversé les ambitions de positionnement de certains pays membres. En effet, le Cameroun, le Tchad et le Niger avaient initialement souhaité une force multinationale avec un commandement tournant tous les six mois, mais le Président Buhari a estimé qu’au regard des troupes fournies et compte tenu des opérations qui se dérouleront sur son sol, un commandement unique nigérian était de nature à améliorer l’efficacité de la stratégie militaire. Une décision unilatérale qui ne restera peut-être pas sans alimenter les querelles de leadership.
Par ailleurs, au-delà du succès diplomatique qui a permis cette mobilisation, des défis opérationnels, financiers et tactiques demeurent dans la mise en œuvre de la Force. Le premier défi opérationnel de la mission est lié à la réactivation de l’unité régionale d’échange du renseignement. Même si les Etats de la région expriment une volonté de mutualiser leurs efforts et leurs moyens dans la guerre contre Boko Haram, cette volonté se heurte à des appareils de défense et à des unités de renseignement très fortement cloisonnés. Deuxièmement, sur le plan financier, malgré la promesse nigériane d’injecter 100 millions de dollars pour l’opérationnalisation de la Force et les déclarations d’intention des Etats membres, la question du financement reste une équation à plusieurs inconnus au regard de la diplomatie de relégation développée par les grandes puissances sur les dossiers stratégiques internationaux actuels.
Sur le plan tactique, les 8700 hommes à déployer semblent ne pas suffire pour mettre Boko Haram hors d’état de nuire. Comparaison n’est pas raison ! Mais les 20 000 hommes déployés en Somalie pour faire la guerre aux Shebab ont certes récupéré des territoires sous leur contrôle, mais cela ne les a pas empêché de perpétrer des attentats au Kenya et dans la région. Au moment où Boko Haram retrouve le mode opératoire classique des groupes terroristes en multipliant des attentats à l’intérieur des pays, le déploiement des troupes et les équipements militaires lourds dans les trois secteurs frontaliers autour du Lac Tchad pourraient s’avérer moins adaptés à l’offensive asymétrique de la nébuleuse.
Face à ces dispositifs, le mode opératoire de Boko Haram a-t-il évolué ? Comment le groupe djihadiste opère-t-il ?
Le mode opératoire de Boko Haram a en effet évolué au cours des derniers mois. Il faut rappeler que depuis 2012, la capacité de nuisance du groupe a changé sur le plan conventionnel. Son positionnement sur le territoire était parfaitement observable avec une logistique militaire appropriée et une offensive militaire conventionnelle pour la conquête des territoires. Aujourd’hui, cette capacité de nuisance a été remarquablement amoindrie par la mobilisation régionale et précisément par l’entrée en guerre du Tchad contre la nébuleuse. Le mode opératoire de Boko Haram s’est transformé et consiste désormais à faire face à la riposte régionale en appliquant une stratégie de contournement de cette coordination des efforts régionaux et en perpétrant des attentats à l’intérieur des territoires des différents pays qui se sont réunis pour contenir la menace.