Aminata Traoré | « Il n’y a pas d’issue à la crise du Sahel sans changement de paradigme de développement »

Ministre de la Culture et du Tourisme du Mali (de 1997 à 2000) sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré, Aminata Dramane Traoré est une femme politique, essayiste et activiste malienne. Docteure en psychologie sociale, elle a été chercheure en sciences sociales à l’Institut d’ethnosociologie de l’université d’Abidjan et a travaillé pour plusieurs organisations régionales et internationales. Militante altermondialiste, elle est auteure de plusieurs ouvrages au coeur des enjeux africains contemporains, dont « L’Étau », « Le viol de l’imaginaire » et « l’Afrique humiliée ».

Dans cet entretien accordé à Thinking Africa, Aminata Dramane Traoré apporte un éclairage avisé et lucide sur les enjeux contemporains qui touchent le continent africain, de la crise au Sahel à l’impact de la pandémie de la COVID-19, elle décrypte comment le modèle dominant organise la guerre de tous contre tous en Afrique et nous invite à prendre le temps de penser ce qui nous arrive.


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Quelques verbatims extraits de l’entretien.

*Sur l’impact de la pandémie de COVID-19

La crise sanitaire a mis à nu la vacuité du discours sur le développement et l’effet de ruissèlement de la croissance. L’Afrique devrait être le lieu par excellence de la démonstration de ces fausses promesses de développement. Mais malheureusement, on a l’impression que la sortie de cette crise sanitaire sous l’angle du même modèle économique prime encore, dans nos pays.

*Sur la gouvernance

Je conteste la thèse de la gouvernance. Comment voulez-vous que les gens gèrent autrement quand d’entrée de jeu, vous mettez, dans la balance, le financement.

*Sur la question genre

Comment pouvez-vous imaginer d’un 8 mars à un autre, dans des pays comme le nôtre, que les femmes récitent la même leçon de leadership féminin, d’égalité homme-femme, émergence, entreprenariat, etc. et que en 8 ans, dans la bande sahélienne, dans ces pays qui sont mis en danger par l’approche sécuritariste des occidentaux, ces femmes peuvent ne pas avoir leur mot à dire, ni au sujet du dialogue, ni au sujet du maintien ou départ de Barkhane, ni au sujet de l’accord de paix. Les questions fondamentales qui concernent leurs destins sont occultées… Les femmes devraient se poser d’autres questions que de réciter leçons que les bailleurs ont envie d’entendre.

*Sur la jeunesse africaine

Ce qui est proposé à cette jeunesse africaine, constitue en soi un problème. Le continent est inondé d’images et de messages (sans oublier ceux que nous allons chercher nous-mêmes) tournant autour des biens et services, qui leur donnent le sentiment d’exister en tant qu’être mondialisés. Le doute qui existe dans la tête des jeunes des pays industrialisés, et même de certains pays émergents qui doutent aujourd’hui des vertus de ce modèle, n’est pas encore venu chez nous. Nous n’en sommes pas encore là malheureusement. Les jeunes ne sont pas encore conscients du fait que l’Etat depuis les années 1980 a été désengagé.

*Sur la guerre de tous contre tous

Les gens ne vont pas au pouvoir pour sauver un pays, ni pour sauver la jeunesse, chacun y va pour s’enrichir parce que, quelque part, la petite musique consiste à dire, vous avez le droit de vous enrichir, enrichissez-vous ! Le modèle dominant dit : « moins d’Etat, plus de marchés, enrichissez-vous ». Et on s’étonne de cette guerre de tous contre tous qui est organisée, ne soit pas une tuerie. A tous les niveaux. Au niveau des familles, des quartiers, des villages, des Etats, mais aussi des chefs d’Etat. Et ce n’est pas spécifique à l’Afrique. C’est un système congénitalement conflictuel. C’est ingérable chez nous, parce que nous ne nous donnons pas le temps de penser.

*Sur la crise du Sahel

L’offre de développement nous a conduit dans une impasse consumériste avec un coût humain écologique élevé et nous a plongé dans la guerre. Il n’y a pas d’issue à la crise du Sahel sans changement de paradigme de développement.

*Sur la démocratie

Je ne partage pas la thèse de la démocratie qui serait électoraliste, parce qu’elle est infantilisante. Puisqu’on nous donne l’impression aujourd’hui que nous n’avons pas le droit à la connaissance des grands enjeux, dont les enjeux géopolitiques.