Par Adam Abdou Hassan
À la différence des contextes Togolais, en 2002, Tchadien, en 2005, Camerounais, en 2008, Algérien, en 2008, Nigérien, en 2009, Djiboutien, en 2010, Burkinabé, en 2014, Burundais, en 2015, etc., des révisions ou projets de révisions constitutionnelles de suppression de la clause limitative du mandat présidentiel n’ont pas été discutées devant le constituant originaire ou dérivé en République de Côte d’Ivoire. La décision présidentielle de briguer un troisième appelle à une brève discussion sur les dispositions concernées relatives à l’article 55 – limitant le mandat présidentiel – et à l’article 183 – sur la continuité législative. La mention incantatoire de la « force majeure » ne nécessite pas de remarques particulières au regard de son caractère superfétatoire concernant les dispositions juridiques en cause. On nous excusera de ne pas reprendre une approche académique classique au regard du laconisme de l’approche et des pistes de réflexion.
I – Du mandat présidentiel et de la continuité législative dans les constitutions ivoiriennes
La première Constitution contemporaine de la République de Côte d’Ivoire promulguée par la loi n° 60-356 du 3 novembre 1960 (la Constitution du 26 mars 1959 de l’Assemblée territoriale ivoirienne n’est qu’une Constitution d’un État fédéré de la Communauté française, c’est-à-dire d’un « État jouissant de l’autonomie » conformément à l’article 77 de la Constitution de la République et de la Communauté française du 4 octobre 1958), mentionnait dans son article 9 que « Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il est rééligible ». Cette dernière ne prévoyait donc pas de limitation de mandat et dans son Titre XIII relatif aux « Dispositions générales et dispositions transitoires », un article 76 précisait déjà que « La législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». Cette disposition faisait ainsi référence au droit colonial à l’instar de beaucoup de constitutions francophones comme celle du Dahomey (article 76 : « La législation actuellement en vigueur au Dahomey reste applicable, sauf l’intervention de nouveaux textes, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente constitution » du Titre XIII relatif aux « Dispositions générales et dispositions transitoires de la Constitution du 26 novembre 1960) du Sénégal (Article 70 : « Les lois et règlements actuellement en vigueur lorsqu’ils ne sont pas contraires à la présente Constitution, resteront en vigueur tant qu’ils n’auront pas été modifiés ou abrogés » du Titre XII relatif aux « Dispositions transitoires » de la Constitution du 26 août 1960 de la République du Sénégal), etc.
Nonobstant les multiples révisions de la Constitution ivoirienne entre 1960 et 1998, les dispositions initiales de l’article 9 et 76 précitées n’ont pas évolué. Les lois constitutionnelles de révision concernaient entre autres :
-la Haute Cour de justice (LC n° 63- 01 du 11/1/1963) ;
-(LC n° 75-365 du 31/5/1975) ;
-(LC n° 75-747 du 22/10/1975) ;
-(LC n° 80-1038 du 1/9/1980) ;
-la création de la vice-présidence de la République (LC n° 80-1232 du 26/11/1980) ;
-la suppression de la vice-présidence de la République (LC n° 85-1072 du 12/10/1985) ;
-(LC n° 86-90 du 31/1/1986) ;
-(LC n° 90-1529 du 6/11/1990) ;
-la création du Conseil constitutionnel (LC n° 94-438 du 16/8/1994) ;
-(LC n° 95-492 du 26/6/95) et ;
-la création du Sénat (LC n° 98-387 du 2 juillet 1998).
L’Ordonnance n°1/99 PR du 27 décembre 1999, portant suspension de la Constitution et organisation provisoire des pouvoirs publics qui suspend la Constitution de novembre 1960 (article premier) ne revient sur la durée du mandat présidentiel, mais son article 19 précise que « Les traités, accords et conventions, les lois et règlements antérieurs à la date de publication du présent acte constitutionnel demeurent en vigueur tant qu’ils n’ont pas été expressément dénoncés ou abrogés ».
La limitation du mandat présidentiel est affirmée pour la première fois dans l’alinéa premier de l’article 35 de la Constitution du 23 juillet 2000 qui précise que « Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois ». L’ancien article 76 quant à lui devient l’article 133.
Élue sous la Constitution du 23 juillet 2000, le 28 novembre 2010 avec une prise de fonction le 6 mai 2011, le Président de la Côte d’Ivoire est réélu le 25 octobre 2015. Conformément à l’article 35 de la Constitution du 23 juillet 2000, il ne peut prétendre à une nouvelle mandature.
Quelques mois après sa réélection d’octobre 2015, la loi Constitutionnelle n° 2016-886 du 08 novembre 2016 adopte une nouvelle Constitution de la République de Côte d’Ivoire. Il ne s’agit pas ici de l’intervention d’un pouvoir constituant dérivé qui « n’est pas aussi souverain » que le pouvoir constituant originaire, dans la mesure où la Constitution elle-même fixe des bornes à son exercice. La Constitution du 8 novembre 2016 est l’œuvre du pouvoir constituant originaire toutefois, cette dernière introduit réaffirme son profond attachement « à la légalité constitutionnelle et aux Institutions démocratiques » (alinéa 11 du préambule) et condamne « tout changement anticonstitutionnel de gouvernement et déclarons que les auteurs de crime subiront la rigueur de la loi) (alinéa 15 du préambule).
Le contenu de l’article 55 alinéa premier reste identique à celui de l’article 35 de la Constitution du 23 juillet 2000 puisqu’il affirme que « Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois ». La loi constitutionnelle n°2020-348 du 19 mars 2020 modifiant la loi n° 2016- 886 du 08 novembre 2016 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire ne modifie que l’alinéa 3 de l’article 55 (le candidat doit être âgée d’au moins 35 ans) et ne touche pas à l’article 183.
En juin 2016, le Ministre de la Communication, de l’Économie et de la Poste, et porte-parole du gouvernement Bruno Koné précise que « la nouvelle Constitution indiquera que le président est élu au suffrage universel pour 5 ans et rééligible une fois. Le chef de l’État a décidé de clarifier le jeu pour éviter toute interprétation. Il a déjà fait deux mandats, il n’a pas de raison de s’appliquer à lui-même la nouvelle Constitution ». Lors des débats parlementaires, en 2016, les députés ont souhaité insérer une disposition spécifique qui préciserait que la limitation de la réélection « une fois » du Président est applicable au Président en exercice qui ne peut ainsi se présenter à nouveau. Toutefois, le Ministre de la Justice, Sansan Kambilé a écarté l’insertion d’un tel amendement puisque le Président ayant écarté d’être candidat en 2020 est un « homme de parole », en précisant que « je pourrais vous démontrer comment il lui sera impossible de l’être. Tous les pays où les chefs d’État ont entendu se maintenir au pouvoir ont fait sauter le verrou avant les élections, pas après ». Dans le même sens, l’ancien Ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative, conseiller juridique du Président et un des auteurs du projet de loi constitutionnel, précisait en novembre 2016 que la nouvelle Constitution ne permettait pas au Président de briguer un troisième mandat sur le fondement de l’article 183.
Il est vrai que l’article 183 de la Constitution précise comme l’ancien article 76 et article 133 que « La législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». Cette disposition est un article unique du « Chapitre 4 – De la continuité législative » est contenue dans Titre XVI « Des dispositions transitoires et finales ». L’article 183 concerne certes la « CONTINUITÉ LÉGISLATIVE », aucune précision n’est explicitement faite sur la « CONTINUITÉ CONSTITUTIONNELLE » sauf à considérer ici que la mention « législative » concerne aussi bien les « lois ordinaires », les « lois constitutionnelles » ou encore les « lois de ratifications des traités » (nonobstant ce qu’affirme déjà l’article 123 de la Constitution), etc.
L’article 181 loi constitutionnelle n° 2020-348 du 19 mars 2020 apporte une précision mineure sur la question de la continuité législative. L’alinéa premier précise que « Jusqu’à la mise en place des nouvelles institutions, les Institutions établies continuent d’exercer leurs fonctions et attributions conformément aux lois et règlements en vigueur ». L’alinéa deuxième relève que « Les attributions de la Cour suprême sont dévolues respectivement à la Cour de cassation, s’agissant du contentieux judiciaire, et au Conseil d’État, s’agissant du contentieux administratif ». Cet article permet d’appréhender une des visions de la « Continuité législative » par le constituant dérivé allant normalement dans la suite des anciennes dispositions. Une clarification par la Conseil constitutionnel demeure nécessaire.
Les ambiguïtés rédactionnelles constituent des portes ouvertes à des interprétations équivoques.
II – Des interprétations équivoques consécutives à des textes lacunaires
Par comparaison à l’article 55 de la Constitution ivoirienne, les Constitutions béninoises et Burkinabé sont plus précises. Dans le cas béninois, avec la loi constitutionnelle n° 2019-40 du 7 novembre 2019 portant révision de la loi n° 90-32 du 11 décembre 1990 portant Constitution de la République du Bénin, l’article 42 dans sa nouvelle mouture mentionne à l’alinéa premier que « Le Président est élu au suffrage universel direct, pour un mandat de 5 ans, renouvelable une seule fois », l’alinéa deuxième ajoute que « En aucun cas, nul ne peut, de sa vie, exercer plus de deux mandats de président de la République ». L’alinéa deuxième est ainsi très limpide, précis et a priori clôt la question d’une interprétation contraire. Cette rédaction s’inspire probablement de l’article 37 de la Constitution Burkinabé du 11 juin 1992 révisée par la loi constitutionnelle n° 072-2015/CNT. Il dispose dans son alinéa premier que « Le Président du Faso est élu au suffrage universel direct, égal et secret pour un mandat de cinq ans ». L’alinéa 2 note qu’« Il est rééligible une seule fois ». Et l’alinéa 3 qu’« En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats de Président du Faso consécutivement ou par intermittence ». Ces dispositions constitutionnelles sont ainsi non équivoques à l’aune de la Constitution ivoirienne.
Dans le contexte ivoirien, la question qui se pose est celle de savoir si « d’une constitution à une autre, le contenu de l’article sur le mandat présidentiel n’ayant pas changé, alors les dispositions de l’article de l’ancienne constitution doivent-elles être prises en compte dans l’application de la nouvelle Constitution sur le fondement de l’article 183 » ?
Certains analystes donnent ainsi un « effet immédiat » au contenu de l’article 55 conformément à l’article 183 tandis que d’autres considèrent que la clause limitative se trouve dans une situation de droit transitoire ou fait l’objet de conflits de lois constitutionnel.
L’argument souvent invoqué par les défenseurs du troisième mandat est relatif à la « non-rétroactivité des lois » (la « remise des compteurs à zéro »), puisque « la loi ne vaut que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif ». La non-rétroactivité renvoie à la non « application aux situations juridiques dont les effets ont été entièrement consommés sous l’empire d’une loi précédente », dire qu’elle ne vaut pour l’avenir renvoie au fait qu’à « partir du moment où une loi est en vigueur, elle régira les situations juridiques qui sont nées postérieurement à cette mise en vigueur ».
Une telle approche reviendrait à confirmer la possibilité pour le Président de la Côte d’Ivoire de briguer un nouvel mandant comme au Burkina Faso lors de la réinstauration de la clause limitative en 2000, article 37, trois ans après la suppression ou encore l’article 23 de la Constitution Centrafricaine de 1991 qui a posé le même problème d’interprétation. Il appartient au Conseil constitutionnel apte à interpréter la Constitution de préciser le sens à donner à la disposition.
Il est possible que le Conseil constitutionnel aiguille sa décision dans le sens de celles qui reconnaissent la possibilité du troisième mandat comme le Conseil constitutionnel burkinabè du 14 octobre 2005 similaire à celle du Conseil constitutionnel sénégalais du 29 janvier 2012 sur le troisième mandat d’Abdoulaye Wade, de la décision de la Cour constitutionnelle burundaise du 4 mai 2015 ou plutôt dans le sens de la Cour constitutionnelle du Niger qui a refusé le troisième mandat dans l’avis n°02/CC du 25 mai 2009 et l’arrêt n°04/CC/ME du 12 juin 2009.
Une décision du Conseil constitutionnel dans le sens d’un troisième mandat pourrait être analysée comme un « coup d’État constitutionnel » qui renvoie à l’action de « renverser l’ordre constitutionnel existant », il est « celui mené par un des organes de l’ordre constitutionnel existant (l’exécutif) afin de modifier ce dernier ». Ce coup d’Etat constitutionnel « ne peut avoir lieu qu’avec la complicité d’autres organes de l’ordre constitutionnel existant, et le plus souvent les cours constitutionnelles ». Serait-ce une violation de l’alinéa 11 ou de l’alinéa 15 du préambule de la Constitution de 2016 ?
Un « changement anticonstitutionnel de gouvernement », ou encore une atteinte « à la légalité constitutionnelle et aux Institutions démocratiques » peut être envisagée. En outre, du point de vue du droit international, la République de Côte d’Ivoire a ratifié, le 11 juillet 2011, la CHARTE AFRICAINE DE LA DEMOCRATIE, DES ELECTIONS ET DE LA GOUVERNANCE de l’Union africaine, en vigueur depuis le 15 février 2012, précise dans son article 23 que :
« Les États parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un changement anticonstitutionnel de gouvernement et est passible de sanctions appropriées de la part de l’Union :
1. Tout putsh ou coup d’Etat contre un gouvernement démocratiquement élu.
2. Toute intervention de mercenaires pour renverser un gouvernement démocratiquement élu.
3. Toute intervention de groupes dissidents armés ou de mouvements rebelles pour renverser un gouvernement démocratiquement élu.
4. Tout refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti ou au candidat vainqueur à l’issue d’élections libres, justes et régulières.
5. Tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ».
Une décision du Conseil constitutionnel ivoirien allant dans le sens de l’autorisation d’un troisième mandat peut être considérée comme un « instrument juridique » qui « porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». La République de Côte d’Ivoire s’exposerait ainsi à des sanctions de l’Union africaine.
Il faut relever que le principe de la non-rétroactivité des lois peut être relatif puisqu’il n’aurait pas de « valeur absolue, en dehors du cas des lois pénales de fond plus sévères ». Certaines Cours constitutionnelles font une distinction entre « la vraie rétroactivité » et la « fausse rétroactivité », il reviendra au Conseil constitutionnel de déterminer ce qu’elle entend par cette notion et comment il l’analyse.
Toutefois, du point de vue de la « Théorie générale du droit » et selon la « théorie réaliste de l’interprétation », le Président de la République est un « interprète authentique » de la Constitution, il peut ainsi donner un sens précis aux dispositions de l’article 55 et 183 allant dans le sens d’une possibilité de concourir pour un troisième mandat nonobstant la position initiale du gouvernement en 2016 qui soulignait que le Président ne peut prétendre à un troisième mandat afin de respecter la légalité constitutionnelle. En tant qu’interprète authentique, il peut ainsi donner un sens aux dispositions constitutionnelles qui vont souvent à l’encontre du contenu de la disposition. Si la référence à la « force majeure » est difficilement justifiable dans le cas des contenus des articles 55 et 183, il pourrait faire sienne des anciennes interprétations des juridictions constitutionnelles sénégalaise, burkinabè ou encore burundaise, etc.
Ainsi, le Premier président de la Cinquième République en France a utilisé l’article 11 de la Constitution pour procéder à une révision constitutionnelle, en violation de l’article 89 seule prévue pour réviser la Constitution, malgré l’Avis défavorable du Conseil d’État du 1er octobre 1962, par lequel il estimait que l’article 11 ne pouvait être utilisé pour réviser la Constitution, la révision a bien eu lieu et le Conseil constitutionnel précisa par une « Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 » « qu’aucune des dispositions de la Constitution ni de la loi organique précitée prise en vue de son application ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur la demande susvisée par laquelle le Président du Sénat lui a déféré aux fins d’appréciation de sa conformité à la Constitution le projet de loi adopté par le Peuple français par voie de référendum le 28 octobre 1962 ».
Au Niger, par exemple, l’interprétation authentique du Président de la République a fait face au refus de la Cour constitutionnelle en mai/juin 2009. Critiquant un « gouvernement des juges », le Président de la République décide alors d’appliquer l’article 53 de la Constitution relative aux pouvoirs exceptionnels en temps de crise, le 27 juin 2009, et dissout la Cour constitutionnelle le 29.
En somme, les deux positions peuvent se justifier et n’oublions pas que le droit n’est souvent qu’une question d’interprétation et qu’« il n’existe ni droit neutre, ni manière neutre d’appliquer le droit ».